Les constats de société à l’origine de la montée des besoins en accompagnement (2/4)

Un article de Jérôme Curnier

Introduction

Nous avons vu la semaine dernière les quatre types de ruptures irréversibles (écologique, économique, technologique, philosophique voire spirituelle), qui constituent le fond d'écran des besoins d’accompagnement, aussi bien dans le champ privé que dans celui de l’organisation.

Nous abordons aujourd'hui deux aspects essentiels véritablement sociologiques autant que psychologiques : il s'agit du fait que notre société passe de la névrose à la dépression et que s'installe comme une forme de vide existentiel.

Le passage d'une société de la névrose à une société de la dépression décrit par Alain Ehrenberg

Dans ce contexte de rupture paradigmatique, un phénomène que je retiens est décrit par Alain Ehrenberg. Il s’agit du passage d’une société de la névrose à celle de la dépression induit par le fait que « chacun devient propriétaire de lui-même »[1].

Il explique en effet que dans une société de discipline et d’interdits, chacun se demande ce qui lui est permis de faire. Si rien n’est permis ou plutôt lorsque les interdits ne sont pas intégrés comme porteurs de sens, c’est la névrose qui pointe son nez.

Dans une société comme la nôtre, la question n’est plus de savoir ce qui est permis mais bien de savoir ce que la personne est capable de faire et quel est son projet. Aussi Ehrenberg caractérise-t-il l’individu contemporain suivant les deux lignes de force suivantes :

- La première est la dynamique d’émancipation dans une logique de choix de vie. Aussitôt se pose la question de savoir si la personne est au clair avec elle-même quant à ce qu’elle peut choisir et ce qu’elle souhaite choisir ! 

- La seconde est la dynamique de l’action. Mais cette dernière est subordonnée à la condition de réalisation qu’est l’initiative personnelle. 

Pour Ehrenberg, la dépression est à comprendre, d’un point de vue sociologique, comme la pathologie d’une société où chacun est responsable de sa propre vie. En effet, ne pas savoir quoi choisir pour sa vie, au-delà de la dimension anxiogène individuelle, est sociologiquement inavouable.

Cette société, précise-t-il encore, n’est autre que celle du malheur intime puisque la seule finalité ayant survécu à la logique d’émancipation et de destruction des modèles préétablis, est celle d’accéder au bien-être.

Or une société dont l’horizon est le mieux-être avoue implicitement et simultanément qu’elle est une société du mal-être. L’accompagnement individuel est à comprendre, à un premier niveau, comme une réponse à cette quête du « quoi choisir pour vivre dans le mieux-être ? ».

À la suite de Frankl, Vincent Lenhardt rappelait en 1992[2], qu’un des enjeux du coaching était d’ accompagner la personne pour éduquer sa liberté et lui donner les clés d’une mutation en responsabilité. Frankl disait en effet que la dynamique de libération (telle qu’explicitée ci-dessus selon Ehrenberg) correspondait à cette « Statue de la Liberté » que les Américains avaient construite à l’Est des États-Unis ; qu’il leur fallait désormais traverser tout le pays pour construire, à l’Ouest, la « Statue de la Responsabilité ». 

Autrement dit, le passage d’une liberté à une responsabilité procède d’une mutation comparable à celle d’une éducation. L’accompagnement individuel est à comprendre, à un deuxième niveau, comme un processus éducationnel.

Le vide existentiel décrit par Viktor Frankl

Ce processus éducationnel semble d’autant plus important qu’émerge aujourd'hui pour certains, et de façon criante, une tendance au vide existentiel.

Le « vide existentiel », c’est le nom que Viktor Frankl donne à l’expérience de la perte de sens. Par contraste avec l’animal, aucune pulsion ni instinct ne dicte à l’être humain ce qu’il doit faire. Simultanément à l’heure actuelle, et contrairement au passé, peu nombreuses sont les traditions, valeurs, et conventions qui indiquent à l’Homme ce qu’il devrait faire. Le voilà donc cet « Homo Sapiens Sapiens » dans l’obligation de guider son existence selon ce qu’il désire faire – être propriétaire de lui-même selon l’expression d’Ehrenberg. Or, il arrive assez fréquemment qu’il ne sache pas ce qu’il désire faire.

Lorsqu’il désire ce que d’autres font sans se questionner en profondeur, l’Homme rentre dans une démarche que Frankl qualifie de conformisme.

Il peut aussi faire ce que les autres désirent qu’il fasse. Dans ce cas, on crée les prémisses du totalitarisme.

Autrement dit, le vide existentiel est comparable à une névrose collective consécutive au déclin des traditions et des systèmes de valeurs. Ma conviction, c’est qu’il ne s’agit pas de revenir aux valeurs passées mais de créer les conditions pour que de nouvelles valeurs émergent pour qu’elles jouent leur rôle, être des tuteurs de sens. Dans mon esprit aucun retour en arrière n’est plus possible.

Simultanément, il n’y a pas dans mon propos de nostalgie pour un âge d’or de valeurs passées. J’entends parfois dans certains milieux conservateurs que « tout fout le camp » ! L’enjeu me semble d’apprendre à être profondément à l’écoute de l’humanité en nous qui n’a d’ailleurs pas été écoutée par le passé et qui nous mène à cette situation de vide existentiel. Sans faire table rase, c’est un nouveau paradigme de pensées et d’actions qu’il s’agit de faire émerger ainsi qu’un nouveau rapport à soi-même.

Les valeurs qui semblent être en crise sont, de toute façon, souvent dépassées et ne peuvent plus s’incarner à l’ère d’une mondialisation très profonde et de mutation des modes de vie.

L’inadéquation des valeurs, la perte d’une culture qui aide l’être humain à tenir debout induit de « nouvelles » formes de maladies :

1 - Les névroses « noogènes » qui sont la conséquence de problèmes existentiels (perte ou manque de sens que l’on donne à sa vie) qui ne résultent pas de conflits entre les devoirs et les pulsions (Freud), mais principalement de la frustration de la volonté de sens, qui, selon Frankl, sous-tend toute action humaine ;

2 - Des addictions multiples et compensatoires, ou encore des pertes radicales de sens qui conduisent au désespoir comme aux conduites suicidaires ;

3 - Des formes accrues de servitudes comme :

le conformisme : incapable d’affirmer une motivation personnelle, le sujet adhère à l’avis ou à la manière d’être de la majorité, la personne « voulant ce que les autres veulent ». Il s’agit ici de ce que René Girard nomme le désir mimétique[3], profondément enraciné dans la nature humaine.

le totalitarisme : par manque de motivation personnelle, la personne « accepte ce que les autres veulent pour elle », le sujet se soumettant à l’autorité d’un parti ou d’un chef. Il laisse ainsi l’autre penser pour lui, faute d’avoir appris à penser par lui-même et faute d’avoir accepté d’assumer psychologiquement le stress éventuel qui accompagne sa propre autonomie.

Le nihilisme qui consiste moins à « ne rien vouloir » qu’à « vouloir le rien ». C’est sans doute la plus redoutable des formes de servitude car elle est parfois valorisée à tort comme la qualité humaine de se distancer par rapport au réel. Il s’agit là d’une fausse distanciation car cette attitude n’est pas celle de celui qui assume le réel tel qu’il est en l’aimant, mais le rejette en le disqualifiant, donc à terme en se disqualifiant lui-même.

À mon sens, traverser ces phases de vide existentiel n’est plus réservé à des personnes qui souffriraient de troubles particuliers, répertoriés par les autorités de la psychiatrie et de la médecine (dans le fameux DSM IV et V). Les taux de suicides d’adolescents, de jeunes enfants mais aussi de cadres ou d’employés dans les entreprises (trois milles personnes se suicident chaque jours dans le monde), faute de trouver du sens à leur vie, sont désormais suffisamment élevés et suffisamment connus pour ne plus être considérés comme le résultat de phénomènes à la marge. Chacun est désormais susceptible dans sa vie de côtoyer de telles populations en difficulté ou de traverser soi-même de telles périodes avec plus ou moins d’intensité.

===

Dans la suite de l’article, au cours de l'épisode 3, nous aborderons les questions relatives à l’hypermédiatisation, les réseaux sociaux et la démultiplication de l’information induisant une complexification et une accélération de notre rapport au monde. Autant de thèmes qui renforcent les besoins d'accompagnement

Bonne semaine à vous,

Jérôme Curnier.

===
[1] Cité par Alain Ehrenberg, dans l’article « Nous sommes dans une culture du malheur intime », Libération du 21 et 22 avril 2001.

[2] dans « Les Responsable Porteur de Sens », Insep Consulting Editions

[3] On retrouvera cette notion dans les livres « La violence et le sacré », « Le bouc émissaire », « Je vois Satan tomber comme l’éclair », Edition le livre de poche, biblio essais.



Les constats de société à l’origine de la montée des besoins en accompagnement (1/4)
Un article de Jérôme Curnier