Les constats de société à l’origine de la montée des besoins en accompagnement (1/4)

Un article de Jérôme Curnier

Préambule

Toute démarche d’accompagnement part d’un constat posé sur le « système » à accompagner, le système correspondant dans le cas présent à la personne, prise dans son environnement, ses contextes historique, sociologique, professionnel et personnel et donc dans l’ensemble de ses réseaux de relations.

Je propose, ici, de souligner quelques aspects saillants des problématiques qui se nouent aujourd’hui et qui induisent des besoins d’accompagnement, sinon des demandes, aussi bien dans le champ privé que dans celui de l’organisation. Ce dernier terme est à entendre au sens large de groupe de personnes qui se réunissent pour la mise en œuvre d’un projet commun ; il peut s’agir d’une entreprise, d’une association, d’un mouvement politique, etc.

La finalité de tels accompagnements, dans son expression la plus profonde, est de permettre aux acteurs de créer du sens (dans son acception de signification) et ainsi d’éclairer le sens (dans son acception de direction) qu’ils donnent à leur action.

Ces accompagnements s’inscrivent dans un contexte dont je souhaite souligner quelques aspects, à mon sens fondamentaux. Les thèmes que je vais présenter sont :

1) Les ruptures macroscopiques auxquelles le paradigme de la modernité nous a conduits (propos construits sur la base des travaux de Marc Halévy[1]- Episode 1)

2) Le passage d’une société de la névrose à celle de la dépression (propos élaborés sur la base des travaux d’Alain Ehrenberg[2]- Episode 2)

3) La notion de vide existentielle (propos résultant des travaux de Viktor Frankl - Episode 2)

4) L ’hypermédiatisation, réseaux sociaux et démultiplication de l’information (propos construits sur la base d’articles de Clés et des écrits de Gerald Bronner[3], notamment dans son ouvrage « La démocratie des crédules[4] »- Episode 3).

5) Le rapport à la complexité (propos construits sur la base des travaux d’Edgar Morin[5] - Episode 3).

6) Le déficit de lieux d’apprenance pour traverser les mutations qui s’imposent à nous et que nous avons collectivement générées - Episode 4).

7) L’entreprise comme lieu de développement et la nécessité de construire de nouveaux fondamentaux en matière de management (propos élaborés sur la base des travaux Myriem Le Saget[6], de Gary Hamel[7] et ceux de Dov Seidman[8] - Episode 4).


Un contexte général de ruptures macroscopiques[9]

Les différents temps de l’Histoire

Marc Halévy explique que dans l’Histoire de l’humanité, nous sommes confrontés à quatre types de temps :

- Le temps immobile, celui durant lequel les choses n’évoluent pas (comme les lois de la physique) ou seulement à vitesse extrêmement lente (comme l’évolution du cerveau).

- Le temps progressif qui est celui des tensions universelles systémiques : tensions entre expansion et concentration par exemple ou encore entre uniformisation et diversification…

- Le temps chaotique ou temps de l’actualité qui perturbe momentanément l’histoire mais ne la fait pas…

- Enfin le temps cyclique qui structure l’ensemble de ce qui existe dans l’univers (que cela relève la lithosphère i.e. la matière, de la biosphère i.e. le vivant, de la sociosphère i.e. la façon dont les hommes s’organisent pour vivre ensemble, de la technosphère, i.e. ce qui touche à la technologie, etc.) en cinq phases : naissance, croissance, maturité, déclin et mort. 
 
Dans ce dernier type de temps, les cycles se suivent et se chevauchent (par exemple les civilisations se suivent ou encore les générations) pouvant générer des conflits violents (la jeune génération s’opposant à la vieille, telle civilisation constituant une rupture importante par rapport à la précédente). Plusieurs durées sont donc observables dans ces cycles : des cycles courts (7, 12, 21 ans) ou des cycles longs voire très longs (comme le passage de l’ère paléolithique[10] à l’ère néolithique[11], jusqu’à l’ère du numérique).

Un des éléments constitutifs de ces cycles, c’est qu’ils combinent toujours des émergences technologiques qui induisent de nouvelles façons de vivre, de se nourrir, d’être ensemble et des changements de paradigmes[12].

Halévy souligne que le temps qui s’écoule entre l’émergence d’un paradigme et sa disparition est de l’ordre de 550 ans, mais qu’au bout de 400 ans, les bases du paradigme suivant émergent, s’installent sur une durée d’une centaine d’années et rentrent en conflits ouverts avec le précédent paradigme durant les 50 dernières années.

Chaque tranche de 550 ans s’équilibre autour d’une idée force, d’un centre de gravité. Le tableau ci-dessous reprend les différents éléments de l’histoire de l’Occident (Marc Halévy) :



L’outil de la Spirale Dynamique rend très bien compte des liens très intimes qui existent entre les niveaux de conscience individuelle et collective, les paradigmes, les nouveautés technologiques et les incidences sur les structures sociales de vie. Nous en reparlerons dans le quatrième ouvrage de cette collection consacrée à l’accompagnement.

Nous assistons aujourd'hui à des conflits qui deviennent de plus en plus puissants tant extérieurement qu’intérieurement (dans ce qui fait nos vies intimes), lesquels signent la fin d’un cycle, celui de la modernité et l’émergence d’un autre, celui de la postmodernité.

Des résistances émergent, plus profondes que jamais. Elles incarnent une propriété fondamentale de tout système – l’homéostasie – qui a pour fonction de maintenir le système en équilibre, selon les normes, les valeurs, les us et coutumes en vigueur. Mais au-delà d’un certain seuil, si l’ancien système cherche désespérément à résister au changement, il ne peut y avoir que déséquilibre qui exige des transformations (et donc des « morts ») de toutes les parties du système pour qu’un nouvel équilibre s’instaure. Or plus les transformations sont retardées artificiellement, plus les souffrances qui en résultent sont intenses.

Le système paradigmatique de la modernité était fondée sur les notions de progrès, de libération de l’être humain de ses tutelles (dogmes, passions du monde, maîtres à penser), et de développement par la rationalité exclusive. Il est aujourd'hui moribond car il a conduit à quatre ruptures radicales irréversibles, n’en déplaisent à notre besoin de confort (lequel s’apparente à notre propre homéostasie psychosomatique).

Halévy souligne à la suite de Jean Monnet, l’un des grands fondateurs de l’Union Européenne, que « les hommes n’acceptent le changement que dans la nécessité et ils ne voient la nécessité que dans la crise. Enfin, ils ne comprennent la crise que dans la douleur ! ».

 

Quatre ruptures irréversibles

Ces quatre ruptures sont les suivantes :

1 - Une rupture écologique : le paradigme du progrès nous a amenés à piller les ressources que Dame Nature avait mis des millions d’années à constituer. Jusqu’à la révolution industrielle, la terre était en mesure de renouveler chaque année les « dépenses » des hommes. Aujourd'hui, 80% des richesses non renouvelables ont été consommées. Désormais, à la fin du mois d’août de chaque année, les humains ont dévorés les ressources annuelles disponibles. Nous vivons donc à crédit, sauf que la financiarisation de la terre n’existe pas et que nous ne pouvons rembourser ce que nous dévorons. Il s’agit donc désormais de nous ouvrir à une décroissance inévitable et au choix collectif et individuel d’une baisse de la consommation, ce que Pierre Rabhi nomme faire le choix de la « sobriété heureuse[13] ». Cette décroissance et les mutations induites toucheront tous les domaines et tous les secteurs de notre vie. Prétendre le contraire heurte tout simplement le bon sens, comme de vouloir tracer sept droites perpendiculaires les unes par rapport aux autres heurtent la géométrie à laquelle nous sommes habitués !

2 - Une rupture technologique, celle du numérique qui a entraîné un saut quantique de la complexité à laquelle nous devons faire face. Les implications sont innombrables. Trois exemples :

Nos structures organisationnelles d’entreprise ne peuvent qu’en être bouleversées. Les systèmes pyramidaux ne peuvent plus faire face à ces flux incessants d’informations.
Nous sommes passés de la culture orale à celle de l’écrit (il y a 4000 ans), puis de l’écrit au numérique. Cette mutation de stockage de l’information a induit un changement radical dans la façon d’utiliser notre mémoire : dans la culture orale, c’est la mémoire classique qui était sollicitée ; avec l’écrit c’est la bibliothèque qui devient la mémoire collective, même s’il fallait quand même se souvenir de l’endroit où l’on pouvait retrouver telle ou telle connaissance / information. Avec internet, il n’est même plus utile de savoir où est stockée l’information, les moteurs de recherche faisant le boulot ! L’impact sur l’enseignement en est irréversible !
La cohabitation du monde matériel (le dehors) et du monde immatériel (la vie intérieure) s’est considérablement diversifiée avec l’informatique. Une multitude d’espaces virtuels plus vrais que nature, induisent nécessairement des questions d’identité, de ce qui est vrai ou non, etc… Cela nous amène éventuellement à croire que la technologie est en mesure de venir combler nos vides intérieurs. 
 
3 - Une rupture économique : tout fonctionne actuellement sur une logique de marchandisation et de financiarisation. Tout s’achète pour peu que l’on ait de l’argent et l’argent lui-même peut se fabriquer facilement par les systèmes de crédit. Mais ce système repose en fait sur le pillage des ressources et des forces humaines. L’économie ne peut que se recentrer sur la notion de travail et de création, non plus sur celle de la production de masse qui ne se conçoit que si les ressources naturelles sont illimitées.

4 - Une rupture philosophique, religieuse et spirituelle : l’homme comprend peu à peu que son bonheur se construit de l’intérieur et non de l’extérieur[14]. La consommation ne le satisfait pas, la religion non plus dans ce qu’elle a d’exogène. En fait, rien de nouveau, sinon la généralisation progressive de la prise de conscience de cette réalité. L’être humain post-moderne apprend que la quête de sens se construit toujours par un cheminement à entreprendre soi-même et en soi-même. Il apprend que si le plaisir se prend, le bonheur se reçoit, notamment comme résultat de la construction de sa propre joie. Voltaire disait bien qu’il avait décidé d’être joyeux (heureux) parce que c’était bon pour la santé !

Parallèlement, on observe une progressive et néanmoins radicale évolution des conceptions spirituelles du monde. Plusieurs conceptions se côtoient, se chevauchent, s’entrechoquent, se rigidifient parfois.

L’air ambiant met à mal les religions dualistes et la pensée collective s’oriente vers un monisme[15] existentiel avec ou sans Dieu. Nous y reviendrons dans le cinquième ouvrage avec force détails. Citons simplement à ce stade que les voies de développement « spirituelle » sont souvent incompatibles du fait des anthropologies non conciliables qu’elles véhiculent. Par exemple :

- La voie païenne invite l’Homme à se concilier les dieux, les forces occultes ou cosmiques, forces naturelles ou surnaturelles en vue de devenir un chaman ou un sorcier. Les termes clés de cette démarche sont « forces cosmiques » et « conciliation ».

- La voie ésotérique suggère à l’Homme d’acquérir une conscience cosmique au-delà des religions en vue de devenir un mage ou un grand initié. Les termes clés de cette démarche sont « conscience » et « secrets de l’univers ».

- La voie moniste propose à l’Homme d’emprunter un processus d’auto-divination pour qu’il « réalise » sa « nature divine » et devienne un libéré vivant. Les mots clés de cette démarche sont « autodivination » et « connaissance universelle ».

- La voie biblique envisage l’Homme comme devant s’ouvrir dans sa liberté à la Grâce de Dieu qui le sauve de sa séparation (son péché) et en fait un Saint. Quelques termes clés vont donc être « liberté », « accueil » et « grâce ». 
 
Tout cela pour dire que le post-modernisme voit le retour de la dimension spirituelle de l’Homme avec autant de violence que la pensée moderne de la Renaissance avait voulu l’évacuer. Ces flux et reflux de conceptions bigarrées peuvent générer de véritables « courants de sorties de baïnes » dans lesquelles le meilleur nageur peut se noyer, s’il ne se laisse porter en lâchant prise ! En effet, dans toutes ces démarches, le meilleur côtoie peut-être ou même sans doute le pire !

Ce qui est certain, c’est qu’à côté de ces différentes voies, celle du développement soma-psycho-spirituel humaniste a le vent en poupe. Dans cette approche, il s’agit pour chacun de se réapproprier la responsabilité de sa croissance pour devenir un Homme sage, un héros ordinaire. Ce qui n’est déjà pas mal !

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Dans la suite de l’article, au cours de l'épisode 2, nous qualifierons la transformation que nous vivons comme le passage d’une société de la névrose à celle de la dépression (Ehrenberg) et la notion de vide existentielle qui en résulte.

Bonne semaine à vous... 

Jérôme Curnier. 

P.S.: l'ensemble de mes articles sont le résultat de mes recherches que l'on peut retrouver dans les différents ouvrages de ma collection "Coaching global" dont voici la vidéo de présentation :

[1] Marc Halévy est un physicien et philosophe français spécialisé dans les sciences de la complexité tant du point de vue théorique fondamental que du point de vue de leurs applications à l'économie et à la prospective. Il mène des recherches sur toutes les facettes socioéconomiques du passage de l’économie industrielle à l’économie de l’immatériel.

[2] Sociologue qui étudie l’individu contemporain dans sa difficulté en tant qu’être social.

[3] Sociologue français et romancier. Il est professeur de sociologie à l’université Paris Diderot et membre de l'Institut universitaire de France (sources : Wikipédia).

[4] Puf, 2013.

[5] Edgar Morin, (1921-), est un sociologue et philosophe français. Il définit sa façon de penser comme « constructiviste » en précisant : « je parle de la collaboration du monde extérieur et de notre esprit pour construire la réalité. » Son travail exerce une forte influence sur la réflexion contemporaine, notamment dans le monde méditerranéen et en Amérique latine, et jusqu'en Chine, Corée, Japon. Il a créé et préside l’Association pour la pensée complexe, l'APC (sources : Wikipédia).

[6] Meryem Le Saget conseille les dirigeants et responsables, et donne des conférences sur le management et la prospective en France et à l'étranger (sources : Wikipédia).

[7] Gary Hamel, conférencier de réputation mondiale, enseigne à la London Business School et est le fondateur et directeur du cabinet spécialisé en stratégie d’entreprise, Strategos. Il est l’auteur de plusieurs bestsellers dont « La conquête du futur » et « La fin du management » (sources : 

[8] Dov Seidman a construit sa carrière sur l’idée que le monde se porterait mieux si nous adoptions de meilleurs comportements. Il a créé en 1994 LRN, société de conseil en organisation, qui aide les entreprises et leurs salariés à avancer ensemble sur le chemin des principes partagés et du profit (sources : Journal du Net).

[9] Ces éléments sont construits sur la base des propos de de Marc Halévy dans son ouvrage « Prospective 2015-2025, l’après modernité ». Editions Dangles.[10] Le Paléolithique est la première et la plus longue période de la Préhistoire, durant laquelle la société humaine est composée exclusivement de chasseurs-cueilleurs (sources : Wikipédia).

[11] L’ère néolithique est marquée par de profondes mutations techniques, économiques et sociales, liées à l’adoption par les groupes humains d’un modèle de subsistance fondé sur l’agriculture et l’élevage, et impliquant le plus souvent une sédentarisation (sources : Wikipédia).

[12] Un paradigme est une représentation du monde, une manière de voir les choses, un modèle cohérent de vision de ce qui nous entoure et nous constitue qui repose sur une base définie (matrice disciplinaire, modèle théorique ou courant de pensée). C'est une forme de rail de la pensée dont les lois ne doivent pas être confondues avec celles d'un autre paradigme (sources : Wikipédia).

[13] « Vers la sobriété heureuse », 2013, Editions Babel

[14] Christiane Singer signalait cela dans son livre de 2003 : « où cours-tu ? Ne sais-tu pas que le ciel est en toi ? », Editions Le livre de poche.

[15] Le monisme est une conception philosophique et même métaphysique. C'est une doctrine défendant la thèse selon laquelle tout ce qui existe – l'univers, le cosmos, le monde – est essentiellement un tout unique, notamment constitué d'une seule substance. Le monisme s'oppose à toutes les philosophies dualistes, qui séparent monde matériel ou physique et monde psychique ou spirituel. Ainsi, le monisme s'oppose au dualisme cartésien. Deux grandes écoles monistes apparaissent essentiellement, l'une matérialiste, l'autre spiritualiste (Sources Wikipédia).LesEchos.fr).



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