Anthropologie managériale et représentation de l’être humain dans sa dynamique de vie (1/9)

Une série d’articles de Jérôme Curnier


Préambule

Dans la première partie du volume 1 de la collection "Coaching global" (en 5 volumes), mon propos focalisait sur les besoins d’unification de la personne dans ses dimensions professionnelle et personnelle et sur la méthodologie générique d’accompagnement développée par l’Institut maïeutis. La deuxième partie de ce même ouvrage a présenté dans le détail une démarche collective de capitalisation des
pratiques managériales et de développement de l’intelligence collective pour
accompagner la coopération devenue indispensable en période de mutation.

Dire qu’il est utile de capitaliser des pratiques, cela sous-entend qu’il y en a
qui sont plus appropriées que d’autres, peut-être plus ajustées, plus efficaces,
plus… (je vous laisse mettre les adjectifs qui vous conviendront le… plus !).
Cela suggère par ailleurs implicitement que le manager a tout intérêt à mettre
celles-ci en œuvre plutôt que celles-là. Or, ces comportements sont le reflet
de certaines attitudes intérieures et croyances plus profondes dont on attend
que le responsable témoigne implicitement.

Autrement dit, il convient de développer intérieurement une posture pour
qu’une identité spécifique extérieure se manifeste.

Le coaching est souvent perçu comme une pratique qui vise à aider la personne à élaborer sa propre parole de responsable, à trouver ses solutions par le jeu des interactions en face à face, par le biais de l’intersubjectivité. Mais il serait illusoire de penser que l’accompagnement de managers et de dirigeants se fait uniquement dans une logique d’émergence. Il y a bien une logique de cible qui est sous-entendue.

Ce qu’il faut comprendre par cette expression de « logique de cible », c’est que
l’on accompagne la personne pour qu’elle tende vers des identités spécifiques
liées à celle de manager ou de dirigeant comme autant d’objectifs identifiés.
On regroupe aujourd’hui l’ensemble de ces « bons » comportements, savoir-faire et savoir-être, croyances et valeurs, sous le « terme valise » de « manager 2.0 » (voire 3.0), « manager postindustriel » ou encore « manager ressource ». C’est ce terme que nous allons approfondir ici, en cherchant à comprendre comment on peut lui donner corps par le soutien du coaching professionnel.

Mon expérience m’a permis d’identifier classiquement trois grands chantiers
lors de prestations de coaching des cadres en entreprise

1. la connaissance de soi
2. le Développement de l’Identité Autonome Managériale (le « DIAM »)
3. la projection de soi ou l’avenir professionnel que la personne entrevoit
pour elle-même.

La réflexion que je propose dans le volume 2 de cette collection focalise sur le «DIAM» et les identités cibles du « manager 2.0 » puis du « dirigeant postindustriel, véritable entrepreneur de sens » qu’il convient d’accompagner.

Commençons par expliciter ce qui sous-tend les actes de management.

Anthropologie en entreprise : de l’acte managérial à la place de l’Homme

Vincent Lenhardt a coutume de présenter la notion d’anthropologie managériale selon un système de poupées gigognes dans lequel chaque « poupée » correspond à un niveau de réalité qui est l’expression visible du niveau précédent : derrière tout acte d’accompagnement individuel ou d’équipe s’actualisent, se matérialisent, se «tangibilisent» des niveaux de réalité pour la personne ou l’équipe en croissance ainsi que pour l’accompagnant. Ces niveaux comportent des croyances et des présupposés qui sont le plus souvent largement inconscients, ou, pour le moins, amalgamés.

Prendre conscience de ces/ses croyances et de ces/ses présupposés va aider le manager à évoluer et faire évoluer son environnement. Comme le montre la figure ci-dessous, tout acte de management (premier de niveau de réalité, comme par exemple, l’entretien d’évaluation, le recrutement, le licenciement, l’animation d’équipe, etc.) repose sur une conception du management (deuxième niveau de réalité). On a vu dans le premier volume combien la conception même du management est actuellement en crise et aspire à une transformation. Cette mutation influence le sens mais aussi la façon de poser tel ou tel acte de management.




Prenons le risque de qualifier ce changement de management avec Marc Halévy : la gouvernance n’est plus une affaire de pouvoir mais devient « un métier à part entière dans lequel la gestion est moins importante que l’intuition, le goût du risque mesuré, l’empathie, la passion pour un métier, celui de l’entreprise ».

Or, le management lui-même prend racine dans la conception que l’on se fait
de l’entreprise. Et voilà que l’entreprise d’aujourd’hui n’est plus la même que
celle d’hier, ni la conception qu’on en a. « Naguère vue comme une machine taylorienne et mécaniste, la norme organisationnelle devient désormais celle du réseau. »

Par ailleurs, le fonctionnement de l’entreprise est considéré comme performant selon la conception que l’on se fait de sa santé, de sa fécondité et de son efficacité. Mais lorsque le temps de l’organisation devient celui du rythme des ordinateurs, que la période est au doute comme nouveau credo et à la perte des repères, la question de la finalité de l’entreprise devient première. 
 
Il ne suffit plus de répondre au quoi faire ni au comment faire mais en vue de
quoi le faire (pour quoi et non pourquoi)… L’entreprise en bonne santé devient
celle qui sait donner du sens à son action.

Marc Halévy a une formule qui résume les dangers de la financiarisation :
« l’entreprise ne peut plus servir de rentes financières aux actionnaires ni de rentes sécuritaires aux personnels qui la constituent ». Une entreprise, c’est d’abord la somme de métiers et des talents et autres savoir-faire. Mais aujourd’hui, nombre d’entreprises ne parviennent plus à traduire leur métier en savoir-faire générateur de valeur ajoutée. Ce qui compte le plus n’est pas ce que l’on fait ni ce que l’on sait produire mais la façon dont on s’y prend et la raison pour laquelle on le fait. Dans une économie globale comme le rappelle Dov Seidman, « il n’est plus possible de réussir grâce à la valeur des produits ni des services, puisque, tôt ou tard, mieux, moins cher, plus performant sera disponible sur le marché ». La différenciation par le marketing et le produit ne suffisent plus. La clé d’une performance durable porte de plus en plus sur le savoir-être, la façon dont on fait les choses et sur le sens que l’on y adjoint. De plus en plus, les entreprises prennent conscience que les valeurs, lorsqu’elles sont incarnées par les personnels, conduisent à une performance durable et constituent une authentique stratégie pour établir des relations solides de coopération tant en interne qu’en externe avec clients et fournisseurs.

Poursuivons la présentation du schéma : la conception de l’entreprise repose elle-même sur la conception que l’on a de l’économie et de son fonctionnement. Dans l’économie dite moderne, l’étalon de la richesse était l’argent, et son moteur le progrès scientifique et technologique. Mais les désastres écologiques, financiers, politiques, humains, auxquels cette économie a conduit au cours du xxe siècle ont mis fin progressivement à cette période, quand bien même les classes politiques continuent, par dogmatisme et électoralisme, de nous assurer que la croissance d’un monde moderne va revenir alors que celui-ci est sur le déclin !

Nous sommes en fait dans les douleurs de l’enfantement d’une économie postindustrielle dont les prémices reposent sur la connaissance. Comme le souligne avec ardeur Marc Halévy :

► « Au capitalisme financier et spéculatif doit se substituer un capitalisme
entrepreneurial et durable
 
Au consumérisme de masse doit se substituer la passion de la qualité par la passion du métier
 
Au "technologisme" frénétique doit se substituer l’intelligence pragmatique et mesurée.
 
► À l’industrialisme mégalomaniaque doit se substituer l’articulation de
petites entités autonomes. »

Finalement, au cœur de cette conception nouvelle de l’économie, c’est la
place de l’Homme qui est à repenser ainsi que la façon dont on conçoit ce
dernier (autrement dit une anthropologie). 

Plusieurs termes me semblent
importants pour définir cet être humain postindustriel :

Un être complexe, pris dans un réseau multidimensionnel de relations,
lequel questionne son identité.

► Qui est plus que sa matérialité, ses biens, son adresse physique… et qui
sait que la consommation n’est pas égale au bonheur, contrairement à ce
qu’il pensait dans l’ère moderne.

► Qui doit (ré)apprendre à vivre avec frugalité, en allant vers une « sobriété heureuse » (terme de Pierre Rabhi selon son livre éponyme)… 
 
En redécouvrant et en respectant son intériorité. S’il faut bien un ministre de l’Intérieur au gouvernement, il convient à chacun d’entre nous de « nommer » un ministre de son intériorité, de sa profondeur. Le courant actuel de la pleine conscience en constitue vraisemblablement un symptôme encourageant même si la démarche est encore utilitariste pour nombre de pratiquants et commercialisée par de nombreux prestataires.

Toujours dans la même logique de poupées gigognes, nous pouvons encore
aller plus loin : cette anthropologie réinterroge notre conception de la vie et
le sens que l’on donne au travail humain (dans son acception la plus noble,
le faire, l’agir de l’Homme)… Ces aspects de l’agir de l’être humain en regard
de son identité spirituelle seront abordés dans le cinquième volume de cette
collection. Nous verrons combien dans les textes bibliques (tels que rédigés
en hébreu puis en grec et en latin), il est constitutif de son ontologie de
co-créateur de ce qui est.

Accompagner le manager et le dirigeant consiste, pour le coach, à aligner ces niveaux de réalités, ces poupées gigognes, aussi loin et profondément que possible, avec la conscience de l’anthropologie à laquelle il donne corps dans l’acte d’accompagner. Ma conviction est que changer aujourd’hui consiste essentiellement à entrer dans cette démarche d’alignement par prises de conscience successives. Répétons-le, la période actuelle constitue une étape humaine cruciale, peut-être plus importante encore que celles représentées par les deux premières révolutions industrielles.

Or, le grand séisme et les profondes mutations que nous vivons provoquent
peurs et espoirs. Et tout changement constitue à la fois une menace et une opportunité. 

L’accompagnement est à considérer comme œuvre humanitaire autant qu’acte de management, celui de permettre aux acteurs de l’entreprise et de la société civile de transformer la menace en opportunité. C’est permettre au manager comme au dirigeant de devenir « plus entrepreneur que gestionnaire, plus visionnaire que [garant] budgétaire, plus charismatique que technique, plus animateur de réseaux que hiérarchique, plus catalyseur de talents que fournisseur de profits ».

Ce type d’accompagnement est profondément identitaire et dépasse les problématiques opérationnelles qui conduisent les demandeurs à entrer dans une démarche de coaching. C’est la raison pour laquelle il convient maintenant de faire un rappel sur :

► la conception humaniste de l’être humain sur laquelle reposent les démarches d’accompagnement.

►… et les ressorts qui sont à notre disposition pour accompagner

À suivre : « Anthropologie managériale et représentation de l’être humain dans sa dynamique de vie (2/9) »

À bientôt donc... 

Jérôme Curnier,

 


Accompagner le travail de deuil en coaching (5/5)
Un article de Jérôme Curnier